Moncef Chebbi a choisi une forme non commune de littérature, portant la non-fiction vers une dimension romancée radicalement éloignée de l’expos purement historique. Pourtant, cela ne veut absolument pas dire que l’auteur a manqué de rigueur car, pour lui, les faits sont les faits. C’est à eux qu’il revient d’exposer la vérité. Pas d’escamotage. Pas d’entourloupette d’omission flirtant avec les duperies. Pas de sélection de ce qui devrait, ou ne devrait pas, être abordé.
Pourquoi ? Pour deux raisons, nous semble-t-il. Par honnêteté académique et par le devoir d’éclairage d’un sujet qui mérite de prendre la place qui est la sienne dans l’histoire de la Tunisie.
Division entre bourguibistes et yousséfistes
L’histoire est connue. Salah Ben Youssef, issue d’une famille de commerçants djerbiens influents et riches, fait son droit avant de s’engager en politique où ses qualités le promettent à un grand avenir. Il commence à faire parler de lui en tant que secrétaire général du Néo-Destour où il joue un rôle de leader pendant l’exil de Bourguiba. Ensuite, il est ministre puis mandataire à l’ONU avant de partir pour défendre la cause tunisienne pendant plus de 3 ans au cours desquels il rencontre des sommités comme Abdennasser, Nehru, Chou En lai… C’est là qu’il apprend que les accords de l’autonomie interne de la Tunisie avec la France ont été signés sans qu’il soit consulté, donc sans y inclure le préalable de l’évacuation des troupes françaises de tout le territoire tunisien.
Les dissonances déjà connues entre Ben Youssef et Bourguiba prennent alors une autre tournure. Les accusations sont lancées de part et d’autre, y compris de trahison. L’agitation grandit dans le pays qui se divise dangereusement entre bourguibistes et yousséfistes. Les choses prennent un tournant tragique quand le bureau politique du Néo-Destour décide la destitution de Ben Youssef et son exclusion du parti mais celui-ci continue à faire campagne dans le sud du pays sur fond d’affrontements avec les partisans de Bourguiba. Cela se poursuivra jusqu’à sa double condamnation à mort. Il s’évade pour devenir traqué de Tripoli au Caire et à Zurich avant que son destin le mène à Francfort où il sera purement et simplement éliminé. Il est alors inhumé au Caire et sa dépouille ne sera rapatriée en Tunisie qu’en 1987, trente ans plus tard.
La France, ses positions et ses privilèges
Cette histoire ne résume pourtant rien du conflit qui a mis des années à s’enflammer. Moncef Chebbi nous donne des indices : ‘’Avec l’évolution des événements du mouvement patriotique, Ben Youssef a acquis une vision originale de ce que seront ses développements à venir et la stratégie à adopter pour hisser la Tunisie à une indépendance totale et réelle.’’
Dans la lecture de l’auteur, la conception de Ben Youssef part du lien fondamental entre le destin du peuple tunisien et des peuples algérien et marocain et cette simple description porte pourtant en elle la perspective des calculs complexes d’alignement sur l’une ou l’autre des superpuissances qui s’affrontent sous les braises de la guerre froide. Les Etats-Unis et l’Union Soviétique se livrent alors à un choc de titans qui rythme désormais les politiques intérieures de la quasi-totalité des pays du monde, à commencer par ceux en cours d’affranchissement de l’occupation des anciens empires coloniaux.
Chebbi égrène les preuves d’implication de autorités françaises dans l’affaire avec leur rangement du côté de Bourguiba et de son Bureau politique, demandant à Ben Youssef de créer un autre parti d’opposition et de cesser tout usage du nom du Néo-Destour. ‘’Il n’y avait qu’une seule explication à cette prise de position flagrante : le soutien du groupe à travers la victoire duquel la France projetait de préserver ses positions et ses privilèges’’, assure Chebbi.
Un procès pour déchaîner les passions
Depuis des décennies, l’affaire Ben Youssef n’a cessé d’alimenter toutes sortes d’échanges plus ou moins accusateurs entre les Tunisiens qui semblent, au moins dans certains milieux, plus que jamais divisés à son propos.
Les passions se sont déjà déchaînées alors que le procès de l’assassinat de Ben Youssef n’a été ouvert que depuis quelques jours, promettant de traîner en longueur et de susciter encore plus d’émotions.
C’est la chambre criminelle spécialisée dans la justice transitionnelle près le tribunal de première instance de Tunis qui a décidé le report de l’examen de l’affaire de l’assassinat de Salah Ben Youssef à une date ultérieure, après avoir entendu le témoignage de Lotfi Ben Youssef, son fils, et les revendications du comité de défense pour lequel ‘’l’inculpation est prouvée pour 6 personnes : Habib Bourguiba, Hassan Ben Abdelaziz Ouerdani, Béchir Zarg Laayoun, Abdallah Ben Mabrouk Ouerdani, Mohamed Ben Khlifa Mehrez et Hamida Binterbout’’.
Pour certains, le seul but du procès est de déformer le militantisme de Bourguiba et de porter atteinte à son parcours de combattant tout en menaçant dangereusement la préservation du consensus national. Pour d’autres, le procès n’est rien de moins qu’une violation de la Constitution qui fixe la fin du mandat de la justice transitionnelle à la fin du mandat de l’IVD et les exceptions comme le jugement en deux occasions ne sont plus de mise.
La controverse risque de grandir encore et encore comme une boule de neige.
L’ouvrage
‘’Le leader Salah Ben Youssef’’,239 p., mouture arabe
Par Moncef Chebbi
Editions Arabesques, 2017 (4e édition)